« Les amants du midi », nouvel album de DANICHER [chanson pop / Strasbourg]

autoportrait

Ce pourrait être comme dans tous les westerns : un gentil et un méchant, la loi ou la marge, une affaire de proie (un peu) et d’ombre (beaucoup). Un type égaré là où rien ne le réclamait pourtant. Sauf que s’y trouve cette fille, celle-là et pas une autre : le véritable enjeu de ce duel au soleil, dans la poussière et la déraison, toute honte assumée et toute trouille bue. C’est l’éternité de la conquête, à l’Ouest comme n’importe où ailleurs : donner ou recevoir le Saint Sacrement, vaincre en héros ou s’effacer en martyr. Eprouver ce vertige, à même la peau : être, l’espace d’une seconde, in ou bien out. Avec cette seule alternative : une belle de gagnée, ou bien une balle perdue.

Ce serait donc l’histoire d’un type qui aspire à jouer les cowboys, le doigt sur la gâchette, la main qui tremble un peu. Et puis, comme dans toutes les histoires qui finissent bien, le type ferait mouche : adieu la mort, à lui la silhouette triomphante s’éloignant dans le jour se couchant. Bien campée sur la selle, s’accrochant à celui qui l’aura ainsi arrachée à l’ennui d’une vie déjà tracée, la demoiselle, éperdue de reconnaissance et d’amour – jusqu’au prochain bled paumé, jusqu’au prochain duel.

Sauf que chez Danicher, rien n’est aussi simple. D’abord parce que les frontières sont floues : ces douze chansons plus une, ça n’est même pas tout à fait un disque qui contiendrait l’histoire. Danicher n’arrête pas d’en changer la texture, la trame, superposant ou retranchant les strates, attaquant d’un angle différent à chaque nouvelle version ou presque. Impossible de le voir en pied, bien ancré au sol : c’est une figure mouvante qui ne veut pas qu’on l’attrape, même au lasso.

Pourtant tout est là, et tout semble clair, comme dans un film noir, ce western moderne : un homme et une femme, des trahisons et des départs, des affaires de sexe et de meurtre, des cauchemars éveillés et des illusions que l’on va bientôt laisser derrière soi.

Reste à savoir qui chante, dans ce numéro à deux voix. Ou plutôt : qui chante quoi, et qui chante qui. Qui « emballe », et qui « trimballe ». Qui est l’émerveillement du cadeau, et qui apporte avec soi le fardeau. En apparence, c’est une manière classique de maître- chanteur qui se déroule : l’homme fait chanter la femme, qui chante ce que ne peut chanter l’homme. Cet enchâssement, cet enchevêtrement mi-paniqué mi-volontaire, c’est la figure immanente du désir, sans laquelle il n’est pas de popsong possible.

Danicher a saisi cette chose essentielle : la matrice de tout cela, c’est toujours un rêve de femme. « Rêves de Femme » est donc logiquement la chanson-pivot de l’ensemble. Comme un symptome, elle est celle qui a été proposée sous les dehors les plus différents, celle qui a subi, semble-t-il, le plus de variations.

En premier lieu du point de vue de celui qui rêve : la première version qu‘il nous fut donnée d’écouter était celle de l’homme seul, dans une attaque directe, simultanée à l’accompagnement musical, avec une seule guitare acoustique, sans l’apaisement des arrangements, sans la pulsation cardiaque rassurante des percussions ou de la basse. Une version à l’os, presque privée de rythme, d’une beauté suffocante, absolue. Un monolithe sombre avançant dans la nuit blanche, inexorable (il n’ y avait d’ailleurs pas de pluriel à ce rêve-là ; c’était la notion-même de rêve, pas un morceau qui se serait détaché de ce bloc).
Puis ce fut la version en duo, initiée par la femme, et le sens en changea totalement : ça n’était plus le rêve d’une essence fondamentale (la femme) telle que projetée mentalement par un homme, mais l’intériorité d’une existence : une femme dévoilant ses pulsions les plus enfouies, peut-être, et la réponse de l’homme à cette avalanche, à cet appétit vorace de satisfaction (d’abord le trouble – « cervelle déconfite » – et puis cette défaite finale, terrassante – « je gémis : où est passé notre amour ? »).

C’est le point d’ancrage à l’écriture de Danicher: la vision du monde, et donc, l’ordonnancement des chansons, sont bien différents du schéma très codifié qu’est le rapport dominant/dominée, si souvent illustré par le mythe de Pygmalion et Galatée. Pour lui, la matière à imprimer, c’est l’homme. Car c’est bien la femme qui rêve au singulier, qui noircit la page. De là l’angoisse, formidable, et la souffrance contigüe à cette angoisse, sans doute : qu’est-ce qu’il y a dans la sauterelle ? Comment distinguer l’amour vrai de la romance ? Amour, ou amore ? Et, puisqu’il s’agit aussi, évidemment, d’une petite musique à arranger : comment accorder ses violons à l’autre ? Peut-on simplement dépasser le frôlement ? Qu’est-ce qu’il y a à l’intérieur ? Y a-t-il un au-delà à « ton cul, ton cœur et tes yeux » ? Peut-on tomber plus loin, plus bas ou plus haut que dans les « entrailles du ciel » ?

La mise en son cherche une solution à ce questionnement : tour à tour concaves ou convexes, délibérément pointus ou enveloppants, les instuments développent des figures qui visent l’harmonie mais paraissent s’assembler avec difficulté, à l’envers, presque à rebours. On cherche alors un élément de comparaison qui fasse foi, sinon autorité : on va donc trouver refuge chez Lee Hazlewood et Nancy Sinatra. Et, en particulier, dans ce morceau devenu un classique : « Some Velvet Morning ». Classique malgré cette étrangeté : chacun chante une partie qui paraît ne pas vouloir faire corps avec l’autre, et la rejoindre dans la totalité de la chanson. Comme deux histoires différentes qui s’annuleraient a priori, tout en se faisant écho. Deux matières sonores, deux mélodies contraires, et finalement deux mouvements opposés – horizontal pour Lee, vertical chez Nancy : difficulté de l’idée-même de couple, ou illustration de ce que la jouissance ne viendra que dans le dépassement de la figure étrangère, aliénante, de l’autre ?

Ce qui est troublant, c’est que cette faiblesse de l’homme est déjà contenue dans la voix de Danicher, qui tire vers les aigüs, quand sa partenaire chante avec une tessiture de malt – comme si le cowboy, c’était elle, finalement, et lui la poupée de salo(o)n. Lui prononçait d’ailleurs «rêv’ de femmes» (tendant ainsi à s’effacer dans l’éther, l’absence de marquage), alors qu’elle appuie résolument sur le « e » muet (« rêveuh de femme »).

C’est peut-être ce qui explique que les démos initialement présentées se soient ainsi étoffées, dans un effet de ralenti pas forcément prévu, une pesanteur inspirée par ce mystère et cette terreur consécutive : comment fixer une fois pour toutes cette somme de désirs jamais pleinement identifiés qu’est la chair ? Las, le mouvement d’opposition ne veut pas se résoudre, pour ne pas disparaître : même à l’unisson, les deux voix racontent encore les deux trajectoires différentes qui le constituent.
La réussite du duo dépendra alors de la réponse à ces questions liminaires : qui mène le chant ? Où est l’autre dans le hors-chant ? Est-il, justement, complètement hors-champ ? Que fait-il? Le point de vue à embrasser, celui où l’on s’accordera un temps, est-il linéaire ? Ou bien est-il dans la boucle, dans un flux et un reflux ?

Autre question fondamentale : par qui ou par quoi démarrer ? Et puis : où faire s’arrêter la course folle du désir ? A la mort, ainsi que le suggère « J’ai Tué » ? Aux premiers signaux d’amertume, comme dans un duel on s’arrête au premier sang (« Au Revoir » ou « Entourloupe ») ?

Danicher ose plonger dans l’abîme, et c’est parfois un abîme de perplexité. Impossible en effet d’offrir des réponses définitives à ce qui reste en suspens : qui est la Belle et qui est la Bête, au fond ? Que faire quand la Belle est la Bête ? Quand la Belle hait la Bête ? Qui donc finira déchu ? Ou peut-être pire : simplement déçu ?

On croit savoir que le duo a pour prénoms Laurent et Laetitia : le triomphateur, et la joie. Pue joie de surface, si l’on n’y prend garde : joie dans la variété et la richesse des musiques, joie dans les sources auxquelles elles vont puiser (Hazlewood, évidemment, Bacharach ou Nilsson, aussi). Joie dans cette explosion de vitalité, dans cette rage à aimer jusqu’à la dévoration, par delà l’atmosphère volontiers menaçante. Et triomphe : sur la douleur, sur la tristesse, sur le cours ordinaire des choses. Triomphe de celui qui a fait le choix de se pencher au-dedans, avec tout ce que cela implique : laisser surgir ce qui était peut-être destiné à rester enfoui, essayer de plaquer de la maîtrise dans le chaos ou le dérisoire. Prendre le risque d’en ressortir exsangue, abimé.

Lorsqu’il aura trouvé réponse à ses interrogations, Danicher publiera enfin son disque. Il aura lâché ces chansons-là, comme une poignée de sable que l’on laisse filer, à contre- cœur, entre ses doigts. Et puis il recommencera à en chercher d’autres – d’abord en aveugle, face à la mer, allée, elle aussi, avec le soleil.

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